Galère rémoise - Reims 1999

Publié le par arunninglife.over-blog.com

Le baron Pierre de Coubertin disait voici un siècle, “L’essentiel est de participer”. Depuis l’Olympisme a pris un ton bien plus mercantile, caractère qui a fortement déteint sur bien des compétitions mineures. Et c’est ainsi que partout nous voyons débarquer des professionnels venus de l’est européen ou de l’est africain. Que font ces individus dans le monde de la course sur route, un monde d’amateurs gangréné par une tribu de spécialistes. Ils ne participent pas, ils travaillent. Et nous les anonymes par des inscriptions de plus en plus prohibitives nous sommes forcés de cautionner cette politique des organisateurs. Hier le marathon de Reims n’a pas échappé à cette maladie. En tête de la course masculine cavalait les Ferrari keynianes, en tête des féminines, les gazelles russes. Pour moi, anonyme parmi les anonymes qui ne verra jamais ces stars, qui ne luttera jamais avec elles, et ne pourra non plus jamais lutté avec elles, que m’importe qu’elles soient présentes ou non. Quand demain, pour la moindre course renommée, il faudra débourser plusieurs centaines de francs et que les masses se mettront à fondre, il sera peut-être trop tard. Le peuple aura été écoeuré. Et le peuple dira stop !

 

Ce débat mercantile mis à part, la ville de Reims était hier en fête pour accueillir le championnat de France de marathon. Un fort battage publicitaire, un site internet, tout  avait été fait pour drainer un maximum de coureurs vers la ligne de départ.

 

Si les navettes bus fonctionnaient parfaitement pour amener tous les coureurs depuis les parkings extérieurs de la ville vers la cathédrale, il n’en était pas de même sur le lieu du départ. Championnat ou grande course ont toujours pour moi été synonymes de rigueur. Et hier rien de tout cela, pas de pointage au départ, pas de boxes de départ fonction des chronos envisagés. Une seule séparation, les vedettes candidats au titre ou à la victoire et les autres dans la course dite open. Et nous avons été lâchés dans les rues étroites de la ville de Reims. Le départ, je vous l’avoue, n’aura pas marqué mes oreilles, ni mon chronomètre. Mais constatant le mouvement, j’ai fini par appuyer sur le bouton avec une minute de décalage. Une minute trente après le coup de feu (pétard mouillé…), j’ai franchis la ligne. Et trois kilomètres durant, j’ai slalomé pour me fixer dans un peloton qui courait presque au rythme que je m’étais fixé : 4’40". Au passage du 5, 25'50" ! Rien de bien alarmant, dans l'optique des 3h20, moins d'une minute de retard sur mon plan, n'a rien de bien catastrophique. Un marathon ne se joue pas sur une poignée de secondes.

 

Ayant pris mon petit train-train, je peux détailler le paysage. Rien de fascinant, nous passons de zones industrielles dans des banlieues sans intérêt. La route est encombrée de plots supposés filtrer les coureurs sur le côté gauche. Oui mais, il est une règle, ne jamais courir sur le côté bombé d'une route. En principe, je cours sur la ligne bleue. Mais aujourd'hui, je la chercherai en vain. Reims n'a pas de ligne bleue, cette fameuse ligne orthodromique, qui la suit, fera 42195m et pas un de plus. Quelques malins coupent quand ils le peuvent dans l'herbe ou sur les trottoirs. Quel intérêt ? Gagner 5 mètres, monter un trottoir, changer de terrain, prendre des risques.

 

Au km 7, au gré d'un croisement (le seul de la course), j'ai vu Danielle, 50" devant. Je ne la reverrai plus. Km 10, je passe en 50', j'attrape une bouteille de Vittel et continue sans m'arrêter. Ca manque de boisson énergétique dans les débuts de course. Phénomène curieux qui se répand depuis quelques années. A croire que les organisateurs n'ont pas compris que le sucre il en faut tout le temps, et qu'en course, il vaut mieux prévenir que guérir.

 

Toujours ce paysage monotone et ces petites routes sans attrait si ce n'est l'obligation d'éviter les nombreuses plaques d'égout. Physiquement, je suis bien, je ne force pas, j'ai un peu augmenté la cadence pour me stabiliser à 23'30" au 5000. Car ne l'oublions un marathon, c'est huit tranches de gâteau et autant de ravitaillement, et chaque ravitaillement coûte entre 30" et une minute. Je cherche toujours Danielle des yeux, mais devant rien ne ressemble à sa longue queue de cheval brune. Km 15, 1h13'30", rien à signaler. Je m'arrête pour transvaser trois gobelets en un. Décidemment les bénévoles sont bien gentils mais malheureusement, ils n'ont jamais couru de marathon. L'une d'elles me dit, vous pouvez prendre deux gobelets ! Certes, mais il serait préférable de les remplir plus. Et ces opérations, sont des secondes qui s'accumulent. Je repars, la mécanique répond toujours bien, mes pieds vont, mes mollets ne disent rien, mes cuisses, ça va aussi. Et dans la tête, le rythme est imprimé, aujourd'hui mon petit gars, tu fais du Negative Split (=courir la deuxième partie plus vite que la première). Km 20, ça y est j'approche de l'inconnu, depuis 2 ans, je n'ai pas dépassé 23 km, maintenant je vais devoir me battre, le mental va devoir faire abstraction du physique. Pour le détail : 1h37'30", difficile de récupérer les secondes perdues au ravitaillement. La mi-course (1h42'43"), seulement, c'est long un marathon et chaque fois, je me dis cela, et pourtant, je suis toujours là, aujourd'hui c'est le numéro 19. Mon pied droit ne donne aucun signe, l'aponévrose avec laquelle je suis en délicatesse depuis un an ne bronche pas. Merci Asics, quel confort dans ces Gel Kayano, presque neuves ! Le top de la gamme, 850 balles. Mais aujourd'hui, le confort n'a pas de prix. Pas d'échauffement, RIEN! Mes pieds sont dans du coton. Mais maintenant, l'angoisse, l'angoisse du kilomètre à venir. C'est long la deuxième partie du marathon. C'est long quand vous n'avez jamais fait de longue sortie à l'entraînement, c'est long quand depuis 3 mois, vous êtes fatigués, quand vous vous arrachez à l'entraînement, quand vous dormez mal la nuit, c'est long, long, long. Les kilomètres passent, toujours cet affreux canal. Je ne dis pas défilent, car le verbe ne sied vraiment pas à la situation. 22,23,24. Un cri "Jean-Paul ! ". Je regarde de l'autre côté du canal, Marc, le beau-frère, 10 minutes d'avance à peu près. Lui aussi, n'était pas prêt, comment va-t-il gérer sa fin de course. Je parle déjà de fin de course, à 16 kilomètres pour lui de l'arrivée ! C'est mauvais signe.

Km 25. 2h01, c'est bien ! En route pour les 3h25, 24, 23 22 ? C'est toujours jouable, les jambes vont décider.

Non ! Je m'écoute. Je fais un bilan. Non, ce n'est pas possible, je souffle comme un gars au bord de l'asphyxie. Je suis en sur-régime, mon coeur a l'air de s'être emballé et mon souffle s'est fait court. Je ne comprends pas ! Oui monsieur, 20 ans d'expérience en course à pied, au moins 55 000 kilomètres parcourus, près de 200 compétitions, 18 marathons… Jamais je n'ai eu cette sensation. Etre en sur-régime à un train de sénateur ! C'est mal parti pour la suite. Je lève le pied, 17 kilomètres encore, à Prague, je m'étais fait avoir en accélérant trop tôt dès le 20, pour casser au 37.

26,27, aïe, il est loin le 28. Et c'est vrai, c'est quoi ce bordel. Il n'y avait pas d'eau au 25. Jamais vu ça. Foutue organisation, Reims, ils m'ont vu. Moi les zones indus et les banlieues, j'en ai rien à foutre, parcours rapide ou pas. Je préfère les terribles pavés romains ou praguois, ou alors la belle campagne autour d'Echternach, ou mieux encore le public New-Yorkais. Ici, il y a pas mal de spectateurs en ville, mais dans les zones, c'est plutôt chiche. L'une d'elles nous jettent. Nous aussi ont a du mérite, on vous applaudit et on vous encourage pendant 4h. C'est vrai, merci madame, je lui fais un signe.

Km 29.5, enfin le ravito. Dix bornes qu'on l'attend. Au 25, ils nous ont proposé des fruits secs. Sympa non, dans une gorge sèche !

Je m'arrête franchement. Je me force à avaler une demi-bouteille d'Hydra goût orange. Ca requinque.

Cette fois, la mécanique commence franchement à dérailler et dans la tête, le compte-rebours ne s'égrène plus assez vite. Le dernier 5000, c'est fait en 25' à deux secondes près. C'est la chute libre, plus d'une minute de plus. En route pour une nouvelle Bérézina. Je l'attendais, la voilà.

Mon mental lance des signaux contraires, JP, t'es venu pour faire 3h20, accroches-toi. Le negative split, c'est maintenant que tu dois l'enclencher. Crétin, je suis mort que je te dis, tu comprends, mes jambes deviennent de bois. Alors je relance. Les kilomètres s'égrènent de plus en plus lentement. Et en plus, cette bruine de temps à autre, les rafales de vent épisodiques, le jeu de cache-cache du soleil, froid-chaud, chaud-froid. Des crampes abdominales, il va falloir m'arrêter, je n'irai pas au bout. Je cherche, à gauche, à droite, un coin discret, ou mieux une station-essence ouverte, ou un bar. Mais ici, dans la banlieue, y a trois arbres, quelques spectateurs. Si ça continue, je m'arrête chez l'habitant. Je suis passé au 35, j'ai mangé une banane sèche, le chrono, 2h51 et des poussières, les 3h30, c'est toujours théoriquement possible. Mais mon rythme est tombé, je passe le 36, fesses serrées, ce n'est plus de la course, c'est de la marche active. Gin Bar ! Ahhhhhhhhh, enfin. Je passe la porte, m'enquiert des toilettes, me trompe de porte et finalement je m'assied.

 

Je repars comme neuf, le sucre de la banane commence à se diffuser, et que je suis léger. Bon dieu, où est le 37, passé, pas passé ? Je scrute le chrono, en théorie, il est derrière. Raté, une ligne verte au sol : km 37. Et ma montre : 3h05 ! J'oublie un truc, je ne suis pas en phase, car ma montre est à une minute du temps officiel depuis le départ pour cause de cohue. Deux kilomètres, en 14 + 1. J'ai perdu 5 minutes en deux bornes. Les secondes sur marathon, vous voyez comme moi, ça n'a pas de sens. Ici, les additions, c'est pas avec le dos d'une cuillère, c'est à la louche qu'on les prend dans les dents.

Alors je fonce, 25/5.2, c'est possible. Et mes jambes repartent comme aux plus beaux jours, ce bon glycogène qui se diffuse, et je double, je double, 4'40", 4'40", 4'40". Et merde, km 40, en plein pavé près de la cathédrale, cette foutue minute, 3h20'50". 9'10" pour finir. C'est impossible ! J'ai fait ça une fois. C'était il y a exactement 6 ans, mon jour de gloire et encore j'avais 9'27" pour les 2195 mètres. Et seul le temps officiel compte. Les bras m'en tombent, mes jambes se figent. Exit les 3h29'59".

Grosse déception. A côté de moi, le gaillard aux pieds nus s'accroche. Doublé par un va-nu pied, en plus. Faudrait pas pousser. Ca fait huit bornes qu'il a viré ces godasses devant moi. Alors on court côte à côte pour remonter la ligne droite. Km 41, encore 1200m, c'est long. Un gars est arrêté devant moi, je le pousse, il me serre la main et je le tire quelques mètres, accroches toi mon ami, c'est presque fini. Oui mais j'ai mal. Oublies regarde là-bas au fond, le virage, et après derrière le pont la ligne, imagine. On est tous cuit. Depuis 10  kilomètres, ce ne sont plus des hommes qui me doublent ou que je double. Ce sont des pantins qui s'arrachent. Et moi, je suis aussi un de ces pantins. Le marathon, c'est un chemin de croix. Le cri du corps, la rebellion de l'esprit. Le sur-moi qui mange le moi, le physique qui ronge le mental.

 

Le rythme, c'est n'importe quoi, tantôt 13 km/h, tantôt 8.

 

Je ne regarde même plus la montre, je slalome entre les sacs poubelle vides qui jonchent la chaussée. C'est quoi ce bordel. Et tous ces gens, pas un qui s'autoriseraient à penser que ces sacs sont des montagnes pour nous, des pièges. Penchez-vous, tendez votre main. C'est si vite fait pour vous. Non, pas un ne bronche. Pas un ne s'autorise à penser…

 

Et ce vent d'apocalypse qui se déchaîne. Au moins 80 km/h par rafales. De face !

 

Enfin la montée, le virage à droite, au loin, à 300 m, la gigantesque banderole gonflable blanche. ARRIVEE.

 

Mes amis sont là, accrochés à un échaffaudage. Vas-y JP ! Je fais un signe des deux bras, c'est trop pour moi aujourd'hui, je n'ai pas la force de les lever, je souris quand même (enfin je crois), en passant la ligne.

 

 Un gars me dit :

"Avancez, avancez !"

 

Je lui jette un regard et je pense :

"Ca se voit que t'as pas couru, moi mec, j'ai tout donné, je suis mort, j'ai plus rien dans les bras, plus rien dans les jambes, mon corps n'est plus que le havre de la souffrance, j'ai la tête vide, y a tout qui devient jaune. Dans trois minutes, si je ne suis pas assis, je tombe."

 

Une médaille autour du cou, un tee-shirt et la tente ravito. Toujours le cirque, les pieds dans la boue, la nourriture est de l'autre côté. La masse de coureurs est tellement compacte, il fait tellement chaud, qu'il me faudrait 5 minutes pour faire les 20 mètres. Et encore, je n'y arriverai pas. Je jette un regard désespéré vers les lointaines assiettes. Merci mon ami, mon voisin a intercepté ma supplication visuelle, il me tend une banane séchée. Je fais un signe des yeux. J'attrape une bouteille d'eau. Mais le monde est de plus en plus jaune. Ah un coin libre sur une civière, d'autres épaves sont là aussi en quête d'une paix si chèrement conquise. Je m'affale. La bouteille sur le côté avec mon maillot. J'ai réussi à enfiler le tee-shirt du marathon. Je mastique ma banane quelques instants, mes yeux se ferment, 10", mon voisin me touche la main. "Ca va". "Tu sais c'était long, j'en peux plus". Il me tend sa bouteille, bois ça te fera du bien. Merci. Je reste au moins 5 minutes assis. Puis je m'extrais un peu chancelant. Je ne vais pas passer la journée les pieds dans la glaise. Dehors, c'est le cirque. Il faut jouer des coudes pour s'arracher de la foule. C'est vraiment n'importe quoi. A Paris, les files de coureurs sont drainés derrière des barrières protectrices. Alain me voit, les autres sont dans le complexe sportif, derrière l'enseigne Peugeot. Lui il est frais, il s'est arrêté au 21 comme prévu, en 1h29. Préparation trop légère pas de marathon, sagesse. Danielle aussi, elle avait mal aux pieds, les chemins de croix ne sont pas pour elle, mieux vaut l'abandon au 21. Dan est là aussi, statue de pierre, visage ravagé par la fatigue, fin de course catastrophique, 5'30" de moyenne pour les dix derniers, et 3h13, loin des 2h59 espérés. Et Marc, c'est encore pire. Un naufrage, 1h31 le premier semi, 1h59 le deuxième et un sprint désespéré pour se casser sur la ligne en 3h29'59". 18 kilomètres d'errance. Waterloo et la retraite de Russie en même temps. Foudroyé au 24ème, des km en 7' à n'en plus finir. Le marathon, je vous l'avais dit, les secondes n'y ont pas voix au chapitre. Tout se paye au centuple.

Surprise voici notre petite Anna, sourire, visage à peine marquée, à la limite un peu de déception dans sa voix. Quoi 3h37 pour son premier marathon ! Trois semi courus dans sa vie. Voici deux mois, elle ne savait même pas qu'elle allait faire un marathon. Et crac, nous l'avons croisée un dimanche matin au parcours. Nous on va à Reims, toi, t'as l'air super-résistante, ça te branches pas ? Si ! Et puis plus rien, si des km au parcours, des tours et des tours. Et aujourd'hui, une course extraordinaire, 1h52 + 1h45, le Negative Split atomique. Bravo, c'est faible, ça sonne un peu creux devant un tel exploit.

 

On se rhabille, on escalade les marches, on désescalade les marches. Le marathon c'est dur, mais l'après-marathon, c'est pire. T'as pas faim, t'as pas soif, les nouilles, le riz et le sucré, tu peux plus les sentir. Enfin, c'est fini. Reims, deux fois, la première et la dernière. Merci Michel, c'était ton idée. Un marathon rapide dans les zones indus de Reims, une organisation sans faille. Ici le sans, il faudrait le mettre au pluriel, il y a beaucoup à redire sur cette course. Au boulot, ils m'avaient dit : "Reims, c'est bien, tu ramèneras du champagne !". Ne m'en veuillez pas les gars, mais des aventures comme ça, cela ne me donne pas envie de champagne.

 

Pierre de Coubertin disait : l'essentiel est de participer. Moi je rajouterai, et parfois l'essentiel est surtout de terminer. Le marathon est une gageure, un pari sur soi, c'est aussi un art de vivre, une diététique, une science de la préparation, une gestion de course, une adaptation des possibilités du moment… C'est une grande joie disent certains. Oui c'est vrai, mais pas celui que j'ai terminé hier, 24 octobre vers 13h33'19". 3h31'49" effectives, 3h33'19" officielles. Et Marc, et Dan, vous diront la même chose. Hier, c'était notre Golgotha en 42 stations.

 

Un coureur qui a franchi la ligne…

Publié dans Course à pied

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