Parinacota, le sommet à reculons - BOLIVIE 1995

Publié le par arunninglife.over-blog.com

8 septembre 1995: ascension du volcan Parinacota

 

Ni le guide, ni le cuisinier, n’ont de réveil. N’étant pas particulièrement pressé de partir vu l’arrivée tardive du soir précédent, je consulte tranquillement ma montre à partir de 6h, rien ne bouge dans le campement, aucun des summiters et des membres de l’encadrement ne semble s’être programmé pour cette heure matinale. Personnellement, j’ouvre toujours l’œil quelques minutes avant la sonnerie de ma montre. Peu avant 7h, Aquilino bat le rappel du petit déjeuner. Huit heures ont sonné quand Gonzalo décide enfin d’entamer la longue marche qui doit nous mener sur ce volcan au cratère impressionnant. Christine déclare forfait, sa probabilité d’atteindre le sommet est nulle compte tenu de sa peine à finir l’étape d’hier, distancée même par Papy.

 

Le départ est facile, prolongement de l’étape d’hier sur un sol toujours fuyant. Le groupe reste solidaire la première heure, le guide imprimant un rythme que l’on peut difficilement qualifier de rapide. Le col, que nous devinions hier, s’estompe au fil des pas, parallèlement à l’harmonie du groupe. Les membres se dispersent, marchant sur un front d’une cinquantaine de mètres, chacun faisant sa trace dans la poussière, comme des skieurs dans la poudreuse. Le guide prend une légère avance, Pascal M l’accroche un moment puis renonce, Pascal B surprenant, car souvent en difficulté aux abords des 5000, prend le relais.

 

Nous atteignons enfin le col, ligne d’horizon rocheuse, qui nous fuyait depuis le matin. Les heures passent, nous nous élevons très lentement, le sentier s’est évanoui dans les rochers, le guide nous fait attaquer des pentes à 45°. De groupe, il n’est plus question, sitôt les premières difficultés, la cohésion, qui n’avait pas été avancée comme mot d’ordre a fait long feu. Gonzalo, au moment du déploiement sur le front, signale que l’on reconnaît là notre origine française, des germains seraient restés en file indienne derrière le Bergführer (guide). Sa remarque tombe mal à propos car dans la demi-heure qui suit, il ne s’occupe plus du tout de nous en cherchant son chemin dans les rochers. L’intérêt de payer un guide se noie dans la mouvance du sol. Pascal B s’arc-boute de plus en plus sur ses Leki (bâtons), il est trop éloigné pour profiter un tant soit peu de nos traces.

 

5100-5200-5300, lenteur est devenue un leitmotiv. Je marche de conserve avec JB et Anne, mais ils éprouvent de plus en plus de difficultés à garder le contact. Ici, le terme marcher n’a qu’une lointaine ressemblance avec la notion commune, cela s’apparente beaucoup plus à un combat pour le pas suivant, mauvais dosage et c’est le retour au point de départ. Pascal B souffre et augmente la cadence des pauses, ses bras écartés, son attitude sont les témoins d’un abandon proche. Gonzalo, qui daigne stopper pour attendre les quatre suivants toutes les demi-heures environ, a oublié le pauvre Pascal, qui lutte seul, cherchant une voie, devinant puis perdant la trace. Ce type de jeu épuise vite. Je fais abstraction du temps car je ne consulte que l’altimètre et les horaires que je mentionne sont approximatifs.

 

Altitude 5350/5400, il doit être entre 11h et midi, il s’assied le souffle court, jambes et bras vidés de toute substance, son chemin de croix s’arrête là, au milieu de nulle part. Il fait un signe, reste encore quelques instants et disparaît dans la pente.

 

5500, je m’enquiert auprès de Gonzalo du temps nécessaire. « 1h30 ! »

Je lui demande de répéter, même version.

J’insiste en montrant l’altimètre, la théorie prévoit encore 800m (mais le vécu en Bolivie a démontré que l’Avocet était toujours 200m en deçà), le praticien rétorque « Si, Si, 800m, 1h30 à 2h. » Il m’indique le chemin, tout à gauche, puis à droite dans les pénitents et enfin une courte pente terminale. 2h pour 800m, j’ai peine à le croire.

 

Derrière, JB et Anne progressent vers leur Golgotha, quant à moi je commence à douter d’atteindre ce sommet. Difficile de se fier aux informations du guide, la réalité à nos pieds, la fiction dans la bouche du guide.

 

Pascal ne dit mot, personne ne dit mot, ascension sans commentaire, ni encouragement, ni remarque. Ce sommet ressemble à une punition, nous n’avons jamais lutté avec une telle rage, jamais, je n’ai foulé de terrain aussi hostile.

Je ne comprends plus mon altimètre, nous nous battons depuis des heures, et le sommet devient inaccessible.

N’ayant nulle idée du temps nécessaire à l’achèvement de ce calvaire, mon esprit penche pour l’abandon. Que peuvent penser Anne et JB en dessous de moi ?

Je consulte de plus en plus souvent mon altimètre, des sauts de puce, 5550, 5600, 5630. Et le temps file.

 

Gonzalo et Pascal m’attendent au pied des pénitents. Je suis à 20m, dans le ruisseau, je pousse comme un forcené sur mes bâtons pour m’arracher de la cendre dans une pente à presque 50°. Mon cœur traverse ma poitrine, il bat de gauche vers la droite.

BOUM - BOUM - BOUM.

Inutile de compter,  je suis à fond, je donne tout. Avec l’énergie du désespoir, je me hisse vers Pascal.

 

Dix minutes permettent à Anne et JB de se présenter au pied du raidillon, ils hésitent, j’opine du bonnet et de la voix.

« Il n’y a pas d’autre passage »

Les Leki s’enfoncent dans le sol, ils se propulsent vers nous. JB avouera après la course, qu’il avait l’impression de tomber en arrière tant la pente était forte.

Quatre aux pieds des pénitents, altitude 5670 pour moi, l’altimètre suisse Thomen de JB pointe à 5760. Moyenne des deux 5715.

 

Je diffuse à JB le dernier scoop de Gonzalo, le Parinacota mesure 5840 (à +/- 10m). Reste 130, au jugé plus de 250 ? La plupart des revues affichent 6330, aucune moins de 6000, qui croire ?

 

Il est entre 13h et 13h30, mes yeux ne voient plus les chiffres, où plutôt mon esprit ne les retient plus. Nous chaussons nos crampons pour une partie de cache-cache avec les pénitents.

Je met la charrue avant les bœufs, les guêtres avant les crampons. Je démonte et entame un combat avec mes guêtres. Damned, j’ai deux droites, j’ai mélangé les paires lors du retour de l’UCPA, et je n’ai pas vérifié en partant. Qu’importe maintenant, c’est trop tard, je tire sur la fermeture, m’énerve car à force de les utiliser le bas est déchiré, ce qui rend toute fermeture pénible. Mon pouls s’affole. A la descente, je redoublerai d’attention, car le risque est grand de s’emmêler les pinceaux avec ce matériel mal monté. Esprit désordonné, mains maladroites. Le guide et Pascal entament leur ballet avec la glace, drôle de conception de la course d’équipe, au moins pour les derniers mètres, ils pourraient nous attendre, l’esprit groupe encourage. Ils ne se soucient guère des incidents techniques à l’arrière.

Le guide cherche sa voie, et les autres se démènent en fonction de leur potentiel physique du jour, enfin du solde.

 

Pascal est à quelques pas de Gonzalo, et derrière trois anonymes, laissés pour compte dans une barrière de glace. Car JB n’est pas plus à l’aise, l’un de ses crampons se détache. Le guide galant, a sauvé Anne en lui fixant ses crampons. Une pro, une experte en randonnée plantée devant le B.A.BA du montagnard, la fixation de crampons. Son physique doit être au plus bas.

 

Enfin, je réussi à m’arnacher et me lance dans le combat avec la glace. Le début est facile, des marches. Cette sinécure prend fin très rapidement. Impossible de retrouver les traces de Pascal ou Gonzalo, chacun pour soi.

Je casse du pénitent, les heurte avec les genoux, les chevauche, m’effondre parfois entre deux. Lutte sans merci, devant ils sont embarqués dans la même galère, derrière JB toujours en délicatesse avec ses crampons. Et plus loin, Anne se noie dans la glace, les quatre fers en l’air, fait des loopings, sortira de l’arène couverte de bleus et épuisée. Pascal et Gonzalo sont proches, je les touche presque (20m), mais ceci n’est qu’illusion. Le final est terrible, des glaçons de plus de deux mètres, je louvoie, escalade, casse, me jette à corps perdu dans cette lutte presque sans fin.

 

Il doit être 15h, je m’assied, m’étale à côté de Pascal, Gonzalo est debout. Les pénitents sont derrière nous.

J’ai vaincu, ..., ils m’ont vaincu.

Nous retirons nos crampons.

 

Même pas le temps de faire un commentaire, Pascal me ressert sa tirade sur le fait qu’il se refroidit et qu’il doit repartir rapidement. Je regarde Gonzalo :

« Combien  ? 

-- 100m.

-- En dénivelée ?

-- Non »

-- 10 minutes ?

-- Non 20.»

Gonzalo s’en va, Pascal le suit. J’aimerais arriver en même temps, je me relève. Je ne suis pas resté trois minutes au sol..

 

Cailloux, cendres, je vous hais. Je suis pantin qui tente de survivre. Je sens mes forces me quitter. Ma vie s’éteint.

 

15h15, Gonzalo est en haut.

15h20, Pascal le rejoint.

Mon regard se vide, mon être se vide. Les battements de mon coeur déchire toute ma poitrine. Ce sommet je n’en reviendrai pas.

Je suis à genoux, puis couché. Pascal fixe au zoom ma déchéance. Je cherche désespérément un dernier souffle.

 

Essayer d’avancer à quatre pattes, dans cette caillasse, c’est impossible.

« JP, soit fier, redresse-toi, marche droit jusqu’au but. » Mais rien ne sort de mes lèvres. Pascal et Gonzalo me regardent, semblent me toiser, ont l’allure de spectateurs d’une corrida à l’instant du coup d’épée final.

Je jette un oeil sur l’altimètre : 6020.

J’esquisse le chiffre 6 à Pascal, qui n’a pas du saisir mon geste, il braque son zoom pour mes derniers instants.

Il reste 20m.

Stop.

Assis.

Debout.

10 m.

Nouveau stop.

 

Je crois que Pascal m’a parlé, mais je garde mon mutisme. Mon coeur, mon corps sont limites. Jamais je ne me suis senti aussi mal. Une étincelle traverse mon cerveau : photo - photo - photo. Ah oui, quand on arrive, on doit prendre des photos. J’extirpe mon appareil du sac. Rampe jusqu’au bord du cratère et appuie trois ou quatre fois, je ne me rappelle plus. Je ne vois rien dans l’objectif. Du flou, rien que du flou, et le témoin vert qui clignote.

 

J’atteins ma frontière, je vais mourir ici. Mon corps m’abandonne.

JB nous a rejoint (15h50), je lui demande de me prendre en photo, c’est à peine si je puis poser, mon faciès doit être livide.

Une précision pour le lecteur, les horaires cités sont de Pascal et Gonzalo, pour moi le temps n’existait plus.

 

Aucune congratulations, aucune joie, nous semblons perdus ici. Nous attendons Anne qui lutte encore avec la glace.

Derrière le cratère, des nuages menacent, le vent commence à souffler. Gonzalo veut entamer la descente. Pascal le retient, il faut attendre Anne.

Les minutes s’écoulent.

 

Je pense à l’Aconcagua, où je n’avais pas lutté, ici j’ai tout donné, peut-être trop. Je ne referai jamais cela. Aucun marathon, aucune ascension ne m’a jamais réduit à un tel état de pantin, de légume. Je suis l’ombre de la mort.

Problème d’acclimatation, d’altitude, non, je crois que ce sommet était trop dur pour moi aujourd’hui. C’est tout.

Jamais, plus jamais, une telle galère. (même s’il ne faut jamais dire jamais selon mon beau-frère et sa soeur).

 

Anne apparaît enfin, monte mètre par mètre, personne ne bouge pour conduire ses derniers pas. Pascal, le plus fringant (ou conscient), braque son Canon pour la photo traditionnelle du groupe, puis le confie à Gonzalo pour immortaliser notre quatuor.

Gonzalo lui tend l’appareil, puis s’enfuit dans la descente au pas de course.

 

Je descends pas à pas en ligne droite, Anne à mes côtés. Personne ne souffle mot. Endosse mes crampons pour une nouvelle pénitence.

 

Gonzalo a décidé de passer très à droite (à l’inverse de la montée). Une promenade sur un escalier de glace. Pourquoi avoir pris l’autre côté à l’aller ? Je ne comprends plus. Cherche-t-il à nous épuiser ? Ou le glacier évolue-t-il si vite entre deux ascensions ?

 

La descente est facile, tout droit, nous perdons rapidement de l’altitude mais mon cerveau reste vide, une douleur serre ma tête dans un étau. Soudain au détour d’un virage, la colonne est stoppée. Gonzalo avance avec précautions.

La tuile, une barre rocheuse.

Remonter ? Impossible, je suis épuisé.

Un par un, les membres du groupe passent.

JB me lance :

« A droite, sinon tu risques de déclencher des micro-avalanches »

Dans ce goulet étroit, toute chute de pierres est à proscrire.

 

Tous me regardent d’un oeil inquiet. Personne en ce moment ne pourrait croire que je pratique l’escalade depuis 4 ans. Mes mouvements sont empruntés, mes gestes ralentis. Gonzalo guide mes pieds de la main, de la voix avec des OK et des SI. Il tapote les endroits, m’indiquant le prochain mouvement. Le gauche ici, le droit là.

Les prises sont excellentes mais l’équilibre ne fait plus partie de moi.

 

Devant moi passent furtivement des images de chutes, un faux-pas et je m’écrase quinze mètres plus tard sur les rochers.

Anne m’avouera (après la descente) avoir eu très peur, Pascal et JB déclarèrent

« Jamais nous n’aurions cru que tu avais un passé d’escaladeur ».

Je ne dis mot, avance centimètre par centimètre. Surtout ne pas se bloquer, ne pas penser. Enfin mes pieds touchent un sol plus accueillant. Le groupe respire.

 

Encore 200m de pierrier et nous retrouverons le sentier. Nous évoluons très éloignés pour éviter de mettre en danger les personnes juste en dessous. Je descends comme un automate, mon deuxième 6000, oui mais à quel prix ? Sur le sentier, je traîne derrière le groupe, je n’aspire qu’au repos sous la tente.

 

18h30, enfin le camp. Aquilino nous invite au thé du réconfort. Je suis prostré, Jean me regarde d’un oeil peiné. Un zombie, jamais il ne m’a vu dans un tel état. Ils parlent du sommet et de la barre rocheuse, mais je n’accroche aucun mot. Je n’ai rien mangé de la journée (depuis le petit déjeuner), à peine effleuré ma gourde. Je sors m’étendre dans ma tente en attendant le dîner. Gonzalo vient s’enquérir de mon état, prononce foule de mots en espagnol, je n’en saisis aucun. Sans doute des phrases de réconfort et de félicitations. Geste sympathique, mais je n’en ai cure. Maintenant je sais ce qu’est une victoire à la Pyrrhus, gagner en laissant une plaine jonchée de cadavres. J’ai couru 40 000 km dont 15 marathons, passé au cours des 8 dernières années, un an en montagne, jamais je n’avais autant donné pour atteindre un but. Je pense avec effroi au Sajama, programmé dans trois jours. Comment récupérer ? Pour un marathon, il faut un mois. Et pour une telle course ? Une vie peut-être.

 

Pour JB, j’ai commis l’erreur d’essayer de suivre Pascal. Il est certain que l’épisode de l’Aconcagua, où Pascal m’avait qualifié de looser, était bien ancré dans mon esprit au début de l’ascension, et qu’en cours de montée, j’ai haussé le rythme pour doubler Anne et JB. Comme si en suivant Pascal de près, j’effaçai l’échec argentin. Parallèlement, je m’étais promis de ramener un caillou sommital à Céline. Au sommet mon cerveau était exsangue, ce voeu pieu avait sombré dans l’effort qui m’avait anéanti.

 

Je tombe dans un sommeil comateux.

 

Pour clore le chapitre Parinacota, Pascal M, après cette nuit réparatrice, m’apprendra qu’au sommet, Gonzalo l’a félicité. Je ne comprends pas son désintéressement à l’égard des trois suivants. Pascal B précise, qu’il s’est égaré en descendant : au col, toutes les vallées se ressemblent, chacune constellées d’empreintes. D’une coulée de lave à l’autre, il n’a rejoint le camp qu’une heure avant nous.

Publié dans Montagne

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