Quand deux chemins s'offrent à toi - Paris 2000

Publié le par arunninglife.over-blog.com

 

Quand deux chemins s'offrent à toi, prends toujours le plus difficile.

 

Celui qui te permettra de révéler le meilleur de toi-même."  (proverbe tibétain)

 

Ce 9 avril, j’ai choisi le plus difficile. Pari fou, Paris gagné ? Non, car ce n’était pas un pari.

 

Ce marathon, c’est un peu pour Patrick que je l’ai couru. Sans lui peut-être, je n’aurais pas été sur la ligne à 9 h. Patrick est un "ami" de longue date, je mets des guillemets car il ne fait pas vraiment partie des gens que je fréquente. C'est un loup solitaire dont le regard est trop tourné vers lui-même. Quatre jours auparavant,  je l'ai croisé et il m'a fait "l'étalage" de son état physique.

La mort l'a refusé, alors qu'un camion, un matin de septembre l'a projeté en pièces détachées sur l'océan de la vie. Que dire, que faire, face à quelqu'un qui ne s'exprimait qu'à travers son sport quotidien (voire bi-quotidien), et qui se retrouve aujourd'hui cloué sur une chaise avec l'espoir un jour de marcher de nouveau et de pouvoir se resservir de son bras gauche. Moi, avec ma bronchite attrapée sur les pistes de Tignes, toute asthmatique qu'elle fût, je me suis senti bien ridicule face au cataclysme qui l'avait secoué ce matin-là, le laissant meurtri dans sa chair et dans sa tête pour de longues années.

 

Incapable de courir ne fut-ce que 5 km en moins de 30 minutes, le souffle coupé et les jambes douloureuses, je me suis traîné jusqu'au dimanche matin, en m'interrogeant toujours sur ma volonté à prendre le départ. J'étais à Paris, au cœur de 31 000 coureurs, et je ne me donnais aucun espoir de voir le km 30, et à fortiori la ligne d'arrivée.

Pour la première fois en 20 ans, je prends le départ d'une course en ayant la certitude de ne pas finir, si convaincu que je ne fixe aucun point de rendez-vous à Céline après la ligne d'arrivée.

 

Il est 9h, je suis dans la foule compacte qui s'ébroue lentement le long des Champs-Élysées. De tous côtés, les vêtements volent, tradition des grands marathons. Ceci fera le bonheur de nombreux sans-abri. Les premiers coureurs ont déjà dépassé la place de la Concorde (km 1), et je n'ai presque pas bougé. Enfin ça y est, je peux déclencher mon chrono : 7'30" après les vedettes. Mais qu'importe, aujourd'hui pour la première fois, Paris s'est dotée des puces électroniques, lesquelles fixées sur notre chaussure garantiront un temps réel.

 

Dans cette masse qui se traîne à 9 km/h, je m'ennuie déjà, et j'essaye de me faufiler. Aujourd'hui, c'est un quatre-quarts, (4 tranches de 10 km), dont je n'escompte au mieux, manger que les deux premières parts. De ces premiers instants, je ne retiens que les pieds qui me précèdent et tous les plots, les plaques d'égout traîtresses. La montre ne m'intéresse pas, il m'importe seulement de rester debout. Le premier ravitaillement est épouvantable : bousculade, coups de coude. Je me jette vainement sur les premières tables, avant de m'octroyer une salutaire bouteille de Vittel et trois quartiers d'orange : presque deux minutes de débours pour cette simple opération.

 

En dépassant un coureur, je reconnais un gars du parcours de santé de chez moi ; "Salut." Que le monde est petit !

 

Mon corps me surprend. Lui, aux abonnés absents depuis une semaine, répond à mes moindres sollicitations, mes jambes sont étonnamment toniques, mon souffle régulier. Je commence à regarder autour de moi, à prendre conscience de la course à laquelle je participe. C'est fantastique un marathon, mais le plus beau, c'est de le finir. Le finir, le mot est lancé, il remplit mon cerveau, le message est libéré dans mon corps, se diffuse très vite. Plus que 34 km ! Je cours sur le trottoir, où la circulation est plus fluide, même si un imbécile d'officiel me tance vertement : la route sur la route ! "Connard, je pense, tu ferais mieux de courir et tu constaterais que remonter un peloton est très coûteux en énergie et … dangereux." Et sur le trottoir, les mètres font aussi 100 centimètres, et en plus il faut monter sur les trottoirs … et éviter les crottes.

 

Le souffle commence soudain à me manquer, je vais trop vite ou ma course s'arrête ? Fausse alerte, quelques respirations me relancent.

 

Km 10, Céline ponctuelle, me regarde et je lui jette entre deux foulées, "Je vais au bout !"

La première tranche de 11 km est avalée en 1h01, retrouvant quelques ambitions à la mesure de mon physique du jour, je décide de rattraper cette petite minute sur cette deuxième heure.

 

Nous sommes dans le bois de Vincennes, dévasté par la tempête, au détour d'un virage, je jette un bref regard sur un groupe folklorique. Difficile de s'attarder, aujourd'hui la priorité est à la sécurité, le flot de coureurs est trop compact pour autoriser davantage qu'un regard. D'arbres abattus en arbres déracinés, c'est à peine si je perçois ce désolant paysage. Aujourd'hui, je suis venu communier sur l'autel du marathon, et le cadre importe peu. Je suis sur une autre planète, ne m'étant pas projeté dans cette course, je ne réalise pas encore, que non seulement j'y suis, mais qu'en plus le chemin qui me sépare de la délivrance s'auréole de plus en plus du vert de l'espoir.

 

Je ne consulte pas mon chronomètre, je maîtrise et mon corps et le temps, et je sais. Le kilomètre 20 passe, bientôt nous abordons la descente de la côte de Charenton. Soudain une onde de choc irradie dans ma jambe gauche. Petite pointe de sciatique. Je souffle, je souffle, je dirige mon souffle vers la zone douloureuse. Dans ces moments de doute, de crispations, mes trois ans de yoga m'aident beaucoup. Respiration après respiration, la douleur s'évanouit. Je la chasse de mon esprit comme je chasse toutes mauvaises pensées sur tous les maux qui agressent le marathonien : genoux, ampoules, chevilles, dos… Je pratique l'auto-guérison.

 

Ca y est, le premier arc de triomphe, la mi-course en moins d'1h55. Quelques centaines de mètres plus tard, Céline et Cristilla détaillent le peloton sans me voir. Je leur tombe dessus, en criant mon temps et en demandant à Céline de me donner un Powerbar au km31. Confirmant cette fois presque inéluctablement mon intention d'aller au bout.

 

Le compte à rebours a commencé, je viens de passer un des caps les plus importants. Nous abordons les quais de Seine et ses horribles tunnels. Surtout celui des Tuileries au km 26. Je suffoque, ma tête commence à tourner et tous ces coureurs qui hurlent "Ho, HO, HOOO, HO". Sur deux kilomètres, plus de deux mille coureurs me martèlent le cerveau de leurs cris et du battement de leurs pas. C'est émouvant et crispant à la fois. Je transpire à grosses gouttes, j'étouffe dans les relents de gaz d'échappements non dissipés. J'essaye de garder ma ligne, de rester lucide, et mentalement j'aspire la brise de la liberté. Enfin, un vent frais nous accueille à la sortie, ainsi que des nuées de spectateurs trop silencieux à mon goût, massées sur les ponts et le haut des quais.

Mais le public français est ainsi, réservé, osant à peine applaudir, presque gêné. Parfois, j'entends des "c'est beau ce que vous faites", mais du bout des lèvres, du bout des doigts. On est loin de la fièvre new-yorkaise.

 

Le km 30 passe sans marquer ma mémoire chronométrique, car mon gâteau est en trois tranches de 11, avec une dernière qui s'appelle arrivée et qui n'est pas synonyme de chronomètre mais du bonheur simple de ne plus mettre un pied devant l'autre.

 

Bouteille à la main pour "distiller" le Powerbar, je cherche ma petite Céline dans la foule, en vain. Deux kilomètres plus loin, je la jette, abandonnant l'idée de revoir ma miss avant l'arrivée. Il paraît qu'il y avait du Beaujolais au dernier ravitaillement, trop concentré sur mon Vittel et mon quartier d'orange, je n'ai rien vu. Vin et marathon, ne sont pas synonymes et ne se marient pas.

 

Km 33, 2h58'30". C'est fini maintenant, je le sais, pour la première fois depuis le début, je suis sûr d'y aller et en moins de 4h. C'est fantastique, moi qui parlais de marcher dès le vingtième.

 

Une arche inattendue énonce : "km 33.7 : Bravo vous avez vaincu le mur". Erreur, c'est maintenant qu'on l'escalade ! Pénible montée au 36 à l'entrée du Bois de Boulogne. Je tente de reconnaître certains passages, parcourus par le passé très tôt le matin, avant des réunions professionnelles. Nous serpentons dans les allées, 7 minutes par kilomètre me permettent de rallier le port dans mes délais, alors pourquoi se presser. Depuis le départ, hormis un bref salut, je n'ai discuté avec personne, mon souffle était trop précieux aujourd'hui.

 

Les deux derniers, je marche presque, cherchant sur les trottoirs le sourire de Céline. J'entends les cris de la foule sur la ligne, la voix du speaker, le dernier virage, je regarde à gauche, à droite, personne de connu. Je suis un étranger perdu, abandonné sur une ligne d'arrivée au milieu de 31000 anonymes…

 

Tiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiit, bruit du passage sur le tapis magnétique.

 

Le préposé aux puces, me laisse défaire mon lacet. Une pince à la main, il l'aurait coupé sans autre forme de procès. Une superbe médaille, une couverture de survie, je glane une bouteille d'eau et une poignée de raisins secs, maigre pitance pour un coureur qui a fait 4, enfin 3h58'02". Je m'évade de ce long enclos par une porte dérobée, enfin démontée, dont je heurte violemment le fronton métallique. Des larmes de bonheur, de satisfaction, ont envahi mes yeux, mais elles ne couleront pas, comme si elles voulaient rester en moi, pour moi. Pour remercier mon corps d'avoir été fidèle au rendez-vous.

 

Je m'assieds sur l'herbe en me demandant quand mes amis et Céline me retrouveront. Mon cerveau est vide, je mets dix minutes à réaliser que je peux téléphoner. Pour la première fois, je remercie la technique d'avoir créé le portable. Un premier appel avec le poste d'une brave dame échoue. Je me lève et cherche une autre bonne âme. Aujourd'hui, il y a autant de bons samaritains que de présents. Le bonheur, c'est simple comme un coup de fil. "François, je suis Rue de la Pompe, au début". Deux minutes, plus tard, Céline est à côté de moi. Je montre le chrono à François. Ils sont tous ébahis, eux, comme moi, me voyaient à l'infirmerie et pas à l'arrivée. Céline m'avouera plus tard avoir chercher les postes de secours  en espérant  m'y retrouver.

 

Pour clore cette journée, une question anodine d'un couple en rollers croisés Avenue Mac Mahon un quart d'heure plus tard :

"Dites-moi, c'est quoi tout ça ?"

"Le marathon de Paris, vous ne saviez pas !"

 

Enfin, il n'y avait que 31 904 coureurs, des milliers de policiers, la moitié de la ville interdite à la circulation, des affiches partout, des reportages à la télé, à la radio…

Qui sait ? Peut-être pensaient-ils qu'il s'agissait d'une manif pour la sauvegarde des emballages en aluminium, avec tous ces exhibitionnistes emballés dans des couvertures de survie.

Allez savoir, par les temps qui courent… 

Publié dans Course à pied

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