La solitude du coureur de fond - Melun 2000

Publié le par arunninglife.over-blog.com

Melun, 27 février 2000, 10h00.

 

194 partants, un chiffre, l'un des rares de la journée...

 

Le maigre peloton discipliné et bon enfant recule à l'injonction du starter. Ici le temps ne compte pas, les présents se soucient peu du chrono, personne n'a les yeux rivés sur une montre. Dans ma tête, ce ne sont ni des kilomètres, ni des minutes, ni … des heures qui trottent. Non, une seule envie, aller le plus loin possible, de préférence au bout. Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti une douloureuse crampe au mollet au réveil. Aujourd'hui première étape d'un pari un peu fou, pour mes quarante ans, quatre marathons et un 7000. En plus, c’est le 20ème, le 20ème en l’an 2000, après 20 ans de course à pied.

 

Ici, les gens sont venus pour finir. Certains m’intriguent, quoi ils ne veulent pas aller au bout avec ça ? Deux gars en tennis ! Je croyais que cela n’existait plus dans le monde de la course à pied, où le bitume voit défiler la dernière mode Asics, New Balance, Nike, Reebok ou Adidas. Me voici, sur la ligne verte matérialisant le départ. Le préposé, un noir tout droit sortir de la case de l’oncle Tom, lève son bras. Pan ! Pas de bousculade, je prends un petit rythme, cherchant dans ces premiers instants, déjà, un compagnon de route. Une première boucle, très courte, je passe devant ma voiture, qui sait peut être dans une heure puis dans deux, je repasserai au même endroit. Je n’en sais rien, je ne connais pas le parcours, je suis arrivé cinq minutes avant le départ, et n’ai aucune idée de la longueur des tours. Une petite boucle et trois grandes, mathématiquement, ça donne, 1 + 3 X 13,xxx. J’aurai dû me renseigner. Alors j’interroge d’autres coureurs. C’est un nouveau parcours, me voici bien avancé. Je trottine un peu dans le vague, à ce train de sénateur, l’Amérique est loin. Tiens, déjà un ravitaillement, sur le premier pont pavé. Je prends un demi verre d’eau, pour la soif à venir. Aujourd’hui, les dieux du marathon sont avec nous, le plus beau dimanche de l’hiver, enfin du drôle d’hiver. Certains n’ont pas dû lire ou voir le bulletin météo… Quinze degrés sont annoncés pour la fin de la matinée. Dire que dimanche dernier, j’avais les pieds dans la neige et les mains gelés. Contraste difficile à encaisser. Ils sont nombreux, les collants longs, ils sont nombreux les sweats, et même certains (certaines !) en kway. Moi qui croyaient les femmes prévoyantes. A ce point non, car la pluie c’est pour demain ou mardi.

Je bavarde, je bavarde, et la course dans toutes ces considérations.

           

Il n’y a pas de course, aujourd’hui, il est écris, promenade dominicale dans les petites rues de Melun.

 

Ca y est, on y arrive, la première côte. Aïe, le journal disait, parcours varié, sous entendu pas franchement roulant. C’est un record en 2H37 et un vainqueur féminin en plus de 3h, ça doit être drôlement varié. Les variations, c’est une suite de hauts et de bas, ou alors une diversité de paysages ? Ici, on commence par les hauts. Cette côte dans deux heures, elle fera mal au troisième passage.

Ca grimpe comment une côte ?

Moi, j’ai une échelle de valeur, à partir du moment où toute notion de rythme n’est plus, nous sommes à l’échelle de l’inhumain. Et ici, je n’en suis pas loin. Le genre de kilomètre que tu termines en regardant la montre et tu penses en avoir couru deux. Mais tu déchantes très vite. Enfin cette première station du calvaire se termine… au cimetière. La dernière croix passée, virage relevé en épingle, signe de tête à la préposée. Merci madame, aujourd’hui le piéton est roi. Je dis piéton, car à ce train, je lui ressemble plus, qu’au coureur à la foulée immense qui dévore les kilomètres. Que de virages, que de croisements. A croire que les organisateurs ont décidé de nous faire emprunter toutes les petites rues de la ville. Chapeau à l’organisation, chaque intersection, un bénévole ou un agent. Chapeau bas pour la maréchaussée, mais chapeau de travers pour les repères. Deuxième ravitaillement, aucun indice kilométrique. Le temps ne m’intéresse pas, alors je ne consulte même pas ma montre. L’important est d’avancer, de profiter de cette merveilleuse journée. Le préposé, un moustachu très commercial nous vante son thé chaud sucré. Léger mon ami ton sucre ! Il me sourit. Tu sais, dans cette grande cuve, difficile de doser. Merci quand même, à bientôt et remet les choses au point pour le prochain tour. Convivial la balade. Je croque mon morceau de sucre en sirotant mon thé, puis j’attrape calmement deux quart d’orange et poursuit mon cheminement. Une longue descente pour retrouver le centre ville. Nous revoici dans une zone pas très accueillante, tout en travaux. Et des trottoirs, encore des trottoirs. Ca compte un trottoir sur un 42. Au centième, on n’arrive plus à lever le pied…Tiens un autre ravitaillement, au bout d’un autre pont. Avec un chiffre 10, hum, faudra revoir la roue du géomètre, à moins que cela ne soit le compteur d’une vieille R4 comme un jour lors d’une charmante course de campagne aux distances très douteuses. Un peu de gastronomie locale, brie, vin rouge, pâté ou foie gras, difficile, enfin le foie gras de la Seine et Marne, je doute. Et pour moi, ce sera, un petit verre d’eau et un quart d’orange, merci. Au carrefour voisin, la maréchaussée s’affaire et siffle à perdre haleine. Indisciplinés les automobilistes. Comme toujours, le pingouin moyen (M Tout le Monde dans les textes), se transforme une fois de plus en Ducon Primaire au volant de son tas de tôle, SA VOITURE.

Moi, je me méfie, je scrute à gauche, à droite, on ne sait jamais, un imbécile débouchant à 80 d’une ruelle. Car c’est vrai, nous sommes les rois de Melun aujourd’hui. Mais nous  sommes peut-être les seuls à le penser. Sorti d’un quartier presque résidentiel, bonjour la raffinerie. Chouette, le dimanche à la campagne ! Zone interdite, longe mais n’entre pas ! Enfin, les bords de Marne, le coin le plus sympa du parcours. Et en prime, l’arrivée du quinze bornes. On se mélange un peu, on change de rythme un peu malgré nous, le fameux phénomène d’aspiration. Et mes compagnons de route dans tout cela. Maigre, très maigre. J’ai bien essayé, pendant trois kilomètres, j’ai conversé avec un gars du bâtiment. C’est dur d’être marathonien et maçon. Je compatis l’ami. Il est lourd le sac de ciment. Le gars est un habitué, 3h34 l’an passé. Enfin qu’il dit. Moi je ne sais pas, je n’étais pas avec lui à cette époque. Une chose est sûre, je n’ai pas du tout l’impression d’être sur les bases de 3h 35 aujourd’hui. Il est loin, le marathon de Reims d’octobre, où je contrôlai mon souffle, mon rythme à chaque 5000. Ca fait maintenant plus d’une heure qu’on s’échauffe…

 

Ca y est, la fin du premier tour.

 

Un bref regard sur mon chrono. 1h05 ! J’ai beau retourner les chiffres dans ma tête, quelque chose cloche. Une heure le tour ! 13 km et quelques, sûrement pas ! Certes, la descente est courue à bon rythme, mais le reste, c’est du jogging du dimanche matin, pas plus, mais pas de la course.

 

Bon rangeons les règles à calcul, pensons au soleil qui brille et aux canards qui flottent au fil de l’eau. Retour sur le pont du ravito. Je bois un peu plus mais à peine, j’ai peut être tort de m’hydrater si peu. La chaleur est vraiment inhabituelle en cette saison. 21° affiche les lettres rouges d’un thermomètre. Je n’en reviens pas. C’est vrai, je pourrai courir sans mon débardeur, le soleil tape, j’aurai même dû me munir d’une casquette… Enfin n’exagérons pas, nous sommes en février pas en avril, et à Melun, pas à Rome. Et puis le thermomètre là est un peu marseillais. Les filles de Melun ne sont pas encore en monokini… Sinon, les ravitaillements seraient sans fin…

Bon revoilà ma côte, rebonjour la banlieue, rebonjour le cimetière. Et re bonjour madame la préposée au carrefour, toujours là fidèle au poste. Au fil des tours, on les salue, enfin surtout les bénévoles (avec un E). Et avec le sourire. Une plaisanterie en prime, pour faire passer le temps.

Salut l’ami, et ton thé ?

 

Parfait, cette fois, du travail de pro, sucré à souhait, presque trop. Je le dilue avec de l’eau. Le quart d’orange, et hop dans la descente. J’en ai profité pour discuter avec lui. Au fait, les tours, ils sont comment les tours. Le premier court, les deux derniers longs, très longs… Quatre kilomètres de plus. Merde, oh pardon, c’est qu’on n’y croyait plus au marathon. On pensait à la vrai course de village qui cache derrière un semi-marathon, un 18.700 et derrière un marathon, un 36. Trop facile. Le marathon du Dam fait 42 bornes.

Et oui la descente s’achève à peine, je vois déjà le prochain ravito (enfin je devine), qu’un bénévole me fait signe.

 

A droite, à droite.

 

Fou, carrément fou. La côte dont je vous parlais au début est une côtelette à côté de celle-ci. Planté nous sommes dans le goudron. J’en discute avec mon nouveau compagnon du dimanche. Et je me sens soudain très petit. De quoi j’ai l’air avec mon chiffre 20 et mon objectif de 4. Le gars là, il a 45 ans, il court ici son … 87ème marathon. Et son objectif, cette année, c’est 14, pour arrondir à 100. Et à part ça. 225 km en 24 heures, 8h0x aux 100 bornes, et malheureux, 3h et 20 secondes au marathon d’Amsterdam, une arrivée digne d’une tragédie. Vingt secondes, il lui a manqué ce jour là. Vingt secondes pour la vie, car jamais plus, il n’approchera ces 3h. Le temps qui passe, ne s’efface pas. Et moi, je revis, je revis le 24 octobre 93. C’est loin déjà. Six ans et quatre mois. Toute une vie, toute une vie de chasseurs de minutes et de secondes. C’est fini aujourd’hui. La nostalgie me poursuivra toujours mais pas les regrets. Je n’ai pas de regrets à avoir, le compte à rebours était à –123 secondes du « couperet ». Le moins me suffit. Moins une, c’est toujours à temps.

A l’arrivée, ils l’ont ramassé. Il n’a pas de regret. Lui la course, c’est sa passion, un mangeur de kilomètres qui considère le marathon comme un entraînement.

Mais dit mon ami, t’as pas chaud agencé de la sorte, collant d’hiver, tee-shirt à manche longues. Tu ne fera pas long feu aujourd’hui. Quelques kilomètres encore en commun, nous découvrons un autre bord de Marne, trottinons sous les saules et sur les branches fraîchement coupées. Trottoirs, virages, se succèdent sans fin. Retour vers le ravitaillement gastronomique. Je reste confiné à mon quart d’orange et mon verre d’eau. L’ami d’un moment, s’est arrêté avant le pont, une pause avant de repartir d’un pas plus mesuré. Adieu l’ami, on se reverra peut être.

Je suis à nouveau seul, déjà deux heures et sur ce quota plus des 2/3 en solitaire. A quoi pense-t-on tout ce temps ? Les images passent, mon regard se perd souvent dans le vide, dans le ciel bleu, dans mes mollets. Curieux, une crampe avant le départ, une légère gêne, mais depuis rien d’alarmant. Le mental au zénith, le physique au ralenti.

Je repasse devant la raffinerie, je songe aux … toilettes. Comme à Reims, les courses qui s’éternisent ne sont pas mon truc. Ici, par chance, nous repassons devant la salle des fêtes, alors je patiente encore quelques minutes. 2h25, fin du deuxième tour. Je me glisse entre les majorettes et les spectateurs, personne ne se soucie de moi. Que fait donc ce coureur isolé ?

Je repars, un petit groupe s’interpelle, dont le préposé au starter.

« Tiens il repart celui là, disent-ils en chœur un peu surpris ».

Je prends le temps de leur répondre

« Arrêt technique ! ».

Ils sourient et me souhaitent bonne route pour les quinze derniers.

 

Dans l’affaire j’ai perdu deux minutes. Deux de plus ou de moins, qui s’en souciera. Pas moi.

 

Le compagnon du premier tour que j’étais en train de rejoindre est maintenant à plus de 400 mètres.

 

Le temps s’égrène, j’occupe mon esprit, en revivant les premiers tours pour me situer, la côte, la banlieue, le cimetière. Au passage, je hèle les banlieusards au teint de défavorisés. Salut les gars, c’est long, mais enfin, ça se termine, c’est le dernier. Ils rigolent et m’encouragent. Comme quoi, tous unis aujourd’hui, même si dans deux heures, le même gars, il ira peut être dealer quelque part.

Au revoir madame, vous avez bien fait votre boulot à ce carrefour en forme d’épingle. Salut l’ami, l’expert en thé, j’en reprends une dernière fois, toute dernière fois… Au fait, il reste combien de bornes.

 

7, maxi 8 !

 

Tu t’égares, à mon compteur interne, il doit bien en rester 10. Et je doute me tromper. Mon dilettantisme du jour, va me faire approcher les 4 heures, c’est sûr.

 

3 heures déjà, et toujours pas la moindre lassitude, pas la moindre idée d’abandon, et pas la moindre fâcheuse nouvelle de mon mollet.

Chouette, la descente. J’en profite pour encourager un gars dont les jambes semblent de bois. Quelques centaines de mètres plus loin, je rattrape mon compagnon du début, mon maçon. Cette fois, le discours tourne court, nous n’avons plus du tout le même rythme, et je sais par expérience que sur un marathon, il faut courir pour soi, avec soi. Je lui ai repris plus de deux minutes au cours des 40 dernières minutes, alors inutile d’essayer de faire cause commune.

 

Fin de la descente, virage à l’équerre, le mur pour la dernière fois. Ma foulée est la plus réduite possible, devant moi, à cent mètres, un gars marche. Il me faut toute la montée pour revenir sur lui, j’en profite pour échanger quelques mots avec un nouvel ami fugace. Et déjà je m’éloigne. Depuis deux heures, je double et nul ne me double. Encourageant, bon pour le  moral. Normal aussi, aujourd’hui je me promène, et ce serait un comble si je n’arrivais à 11 km/h à garder ma petite cadence.

Un nième trottoir franchi en rattrapant un autre coureur.

 

« Il est haut n’est ce pas ! ».

 

Ras le bol des trottoirs !

 

Je fais attention aux branches de saules coupées.

 

Déjà le dernier ravitaillement.

 

Dis l’ami, c’est encore loin l’Amérique ?

 

Je ne sais pas, je ne suis pas d’ici me répond le bénévole.

 

Tiens une gazelle.

 

Vraiment pas roulant le parcours me dit-elle.

 

Le pire marathon que j’ai couru, lui réponds-je.

 

Deux pâtés de maison plus loin, je croise un gars qui semble plus au fait des choses.

 

Combien ?

 

3.5, presque 4 km !

 

Tout ça !

 

Eh oui.

 

Bon faudra bien aller au bout.

 

Seul.

 

Toujours seul, et depuis maintenant une éternité. Je me raconte des histoires, je visualise la fin du parcours, pour mettre mes marques, mes objectifs du moment, la raffinerie et la ligne droite, et ce sera fini.

 

Juste avant la raffinerie, un tunnel, le bénévole agite son panneau rouge.

 

No passaran signora.

 

La mère de famille dans son Renault Espace s’énerve, fait rugir son moteur, tente de s’infiltrer. Son comportement nous dépasse un peu, nous qui vivons au rythme de l'escargot.

 

Je l’oublie vite car devant moi, les immenses réservoirs marquent la dernière ligne droite. Un virage, un dernier trottoir, un kilomètre encore. La salle des fêtes, la grosse médaille, la bénévole qui me détache mon dossard et je m’assieds. Le monde se teinte de jaune, petite hypoglycémie, normal, je me suis très peu alimenté et j’ai très peu bu aujourd’hui. Je regarde ma montre, 3h53’19, 102ème m'annonce le speaker. Le temps s'arrête.

 

Je récupère une dizaine de minutes, cependant, un phénomène termine son 723ème marathon. J'ai l'air ridicule avec mon petit 20. Une heure plus tard, à l’hôtel, dans un bain chaud, je pense déjà à la deuxième étape de mon challenge, le marathon de Paris du 9 avril.

Publié dans Course à pied

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