Il est mort le coureur - Marvejols-Mende 1998

Publié le par arunninglife.over-blog.com

 

Dimanche 19 juillet 98, il est 11h20, j’approche de la ligne d’arrivée, je viens après une descente ultra-rapide de franchir le panneau indiquant le dernier kilomètre. Un ultime rond-point, un jet d’eau, un homme est là couché. Un pompier effectue un vigoureux massage cardiaque, un autre vient de lui mettre un masque à oxygène. Leurs gestes paraissent désespérés. Une fraction de seconde, je pense, comment ce gars en est-il arrivé là ? Pourquoi avoir poussé au bout sa mécanique sans en prendre soin. Le corps humain est une merveille inégalée, mais qui a ses limites. Et aujourd’hui, ce compagnon d’un jour de course, est peut-être allé un peu loin, oubliant quelques règles de bonne conduite en cas de chaleur. C’est vrai qu’il fait chaud en arrivant sur Mende depuis le pied du col de Chabrits, km 16.

Son torse puissant se soulève mu par la puissance des mains de son sauveteur. Image fugace, image presque volée entre les policiers qui essayent de dévier la trajectoire du flot de coureurs serrant au plus près dans le virage.

C’est con d’en arriver là, pour quelques décilitres d’eau. Rapidement je balaye ces pensées car ma propre mécanique souffre. Oh, non pas de manque d’eau, car j’ai soigneusement éclusé deux verres d’eau par ravitaillement depuis le début, mais d'une contracture apparue dès les premiers mètres de la descente du Goudard au km 9. Maintenant la douleur est si vive, que je peux à peine tendre la jambe gauche. Mais qu’importe, après cette magnifique descente, dans laquelle les kilomètres ont filé, 4'05", 3'38", 3’21", 3'28", je suis proche du but, un léger retard sur mon pronostic. A trop ménager sa monture, on s'égare un peu du chronomètre. Cinq minutes, je mets cinq minutes pour remonter cette terrible avenue. La fin de ce casse-pattes. C'est quoi cette course mythique ? Une source de tendinites ? Les montées passent .. encore. On rame mais on le prend avec le sourire, c'est la course. Mais les descentes, des kilomètres où les cuisses et les genoux et les mollets martèlent le bitume, se crispent, se freinent. Tout va très bien, si ce n'était ce foutu mollet, enfin, un dernier virage, je souris à Renée qui m'applaudit, je suis frais, je sprinte pour la forme, je franchis la ligne blanche en 1h53 à trois minutes de mes prévisions. Qui le saura, qui s'en soucie, personne. Les chiffres disparaissent dans le volcan de l'oubli. Pendant quelques temps il me restera le maillot souvenir, puis une ligne dans mon  répertoire des courses, et dans beaucoup plus longtemps le seul souvenir que j'y avais participé. Alors trois minutes, je ne vais pas pleurer. Je m'étire un peu, attrape une bouteille d'eau, me rafraîchit les jambes et me dirige clopin-clopant vers la sortie pour reprendre la route à l'envers, faire le dernier kilomètre avec Céline, comme je l'avais promis. La jambe un peu raide, je descends l'avenue, je croise Michel, qui a perdu deux minutes depuis que je l'ai doublé à la mi-pente du dernier col, km 16.5.

J'arrive au rond-point, stupeur, il est toujours là, le masque à oxygène lui cachant le visage, toujours en phase de réanimation. Ce n'était donc pas un coup de chaleur. Vingt minutes maintenant (au moins) que le sauveteur s'acharne. J'ai un pincement, je sens qu'un drame se joue.

Sur ces pensées lugubres, je vois Céline qui en termine avec la descente, sur ma montre 2h08, il lui reste 1 km de montée. Contrat rempli, pronostic vérifié. Pour elle, c'est cuit, sa montre indique 2h12. Erratum, lui dis-je, 4 de moins. Encore une fois Céline s'est fâchée avec les chiffres. Elle prend ma foulée et s'accroche en grimaçant, tient pour une fois, elle force, elle qui joue toujours l'économie. Ce dernier kilomètre est pour elle un mini-calvaire, enfin elle aborde le dernier virage le chrono passe sur 2h14. Je stoppe le mien à 2h14'14", flash-back new-yorkais, 4h14'14", c'était il y a huit mois. Céline remercie ses jambes, elle leur avait soufflé au sommet du Goudard :

"Allez, 2h15, pas une minute de plus" et sans jeter un regard sur la montre, elle avait continué son petit bonhomme de chemin.

Dix minutes plus tard, nous comparons nos maillots, je ne suis pas très content, quoi un truc avec la virgule (le sigle Nike), pas de date et Céline avec son maillot Vittel estampillé du 19 juillet 98, hum mais en XXL. Super le pyjama.

 

Nous plongeons nos jambes dans la première fontaine, sans effet pour mon mollet, mais dieu que cela fait du bien quand même !

 

Puis nous déjeunons rapidement d'une salade, après que je me sois enfilé deux tranches de tarte au flan (faible que je suis) et quittons Mende pour retourner dans le calme de notre gîte au Gazy.

 

Le lendemain, les journaux étalent la triste nouvelle, comme je le présentais.

 

Il est mort le coureur.

 

Stéphane Buisson, 32 ans.

 

Rien d'autre, ah si la course continue.

 

C'est triste, l'édito que nous recevrons à la maison, ne le citera même pas, pour ne pas ternir l'image de la légende du Marvejols – Mende.

 

C'est beau, mourir en course.

 

Oui mais si jeune, c'est moche.

 

J'en oublie ma contracture, j'en oublie mon chrono, j'oublie le maillot Nike, sauf que je ne l'échangerai pas, car il signifie "Arrivée dans les 1000 premiers", c'est bien quand même sur 4600 inscrits. Mais je m'en fous. Un homme est mort devant moi, et ça je ne l'oublierai jamais. Ce sera une tâche dans ma mémoire. J'en ai fait des cauchemards les nuits qui ont suivi. Je revoyai le masque, son torse puissant et bronzé, artificiellement soulevé. Un athlète, mais ce jour, son cœur a lâché.

 

La course, l'ambiance. Franchement cela ne m'a pas marqué, des kilomètres à se battre dans la campagne au milieu d'une forêt dans des pentes frôlant les 14%. Les spectateurs, ouais, sur le dernier kilomètre, au sommet du Goudard et du Chabrits et d'autres en petits groupes éparpillés ça et là.

 

"Vous êtes des champions" scandaient quelques dames.

 

Oui mais hélas l'un d'eux n'est jamais arrivé.

Lui il a trouvé ses limites, et il n'a pu les dépasser. Et moi qui ai rampé un beau jour pour atteindre le sommet d'un volcan, je me demande si ce jour là, je n'ai pas eu droit à un joker.

Publié dans Course à pied

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A
Très bel article qui m'a vraiment ému...je connais trés bien ce coureur...qui est parti beaucoup trop tôt
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